EN ESPAGNE, UNE CRISE ÉCONOMIQUE ET AUSSI MORALE

Pour GILLES SENGÈS, correspondant des « ECHOS » À MADRID. 4-5-10

Par son intérêt et importance j'ai choisi l'article qu'il suit pour l'inclure dans cet “website” (L. B.-B.)

Confrontée à une grave détérioration de sa situation économique avec près de 4,6 millions de chômeurs et un déficit des comptes publics représentant 11,2 % de son produit intérieur brut (PIB), l'Espagne de José Luis Rodriguez Zapatero connaît parallèlement une profonde crise morale. Qu'illustrent une accélération des affaires de corruption et la remise en cause répétée des décisions d'une justice, accusée, paradoxalement, par la droite comme par la gauche, d'être partisane. Cette dernière se trouve notamment mise sur la sellette à la suite des poursuites engagées par le tribunal suprême contre le très médiatique juge Baltazar Garzon pour prévarication dans le cadre d'une enquête lancée par ce magistrat sur les victimes du franquisme. Les critiques se nourrissent aussi de l'incapacité répétée du tribunal constitutionnel, profondément divisé politiquement, à se prononcer depuis plus de trois ans sur la validité du statut actuel de la Catalogne qui reconnaît officiellement sa qualité de nation et fait du catalan la première langue de la région. Début avril encore, les juges n'ont pas réussi à trouver un accord sur un texte de consensus.

Dans une récente chronique parue sur le site d'information « El Confidencial », José Antonio Zarzalejos, ancien patron du quotidien « ABC », rappelait que la transition démocratique qui a suivi la mort du général Franco s'appuyait sur deux piliers : la réconciliation des Espagnols autour d'une reconnaissance des torts de chacun et une vaste amnistie pour cicatriser les blessures de la guerre civile ainsi que, parallèlement, la création d'un Etat des autonomies tenant compte de la personnalité des régions et des nationalités composant le territoire dans le cadre de la nation espagnole. Or, selon cet analyste politique reconnu, ce double pacte, maintenu par Adolfo Suarez, Felipe Gonzalez et José Maria Aznar, entre 1976 et 2004, a été « cassé » par José Luis Rodriguez Zapatero à son arrivée au pouvoir avec la révision du statut de la Catalogne en 2006 et la loi dite de « mémoire historique » l'année suivante. En jugeant « discutée et discutable » la notion de « nation espagnole », le président du gouvernement socialiste a relancé les revendications indépendantistes des nationalistes catalans et basques. Et réveillé, par ailleurs, l'affrontement droite-gauche sur la responsabilité de chacun dans le déclenchement d'une guerre civile qui a fait plus de 500.000 morts via un texte à l'interprétation difficile comme en témoignent les recours actuels devant la cour suprême.

Infondées ou non, ces polémiques provoquent, surtout aujourd'hui, des tensions inutiles alors que la situation économique de l'Espagne nécessiterait plutôt l'unité et la mobilisation de tous. Alors que le dialogue social patine depuis plus d'un an, les syndicats donnent l'impression d'être plus prompts à se mobiliser pour la défense du juge Garzon que pour celle des millions de demandeurs d'emploi, dont le sort dépend d'une inéluctable réforme du marché du travail. Sujet qu'ils refusent catégoriquement d'aborder avec le patronat, tandis que le gouvernement se refuse à prendre ses responsabilités en la matière. L'affaire du statut catalan pollue, pour sa part, le vrai débat qui devrait se poser sur les « surcoûts » de l'organisation territoriale de l'Espagne, estimés par certains à 24 milliards d'euros, soit 2,4 % du PIB espagnol.

Communautés autonomes et municipalités concentrent 54,8 % des dépenses publiques, soit 10 points de plus qu'en Allemagne, qui est un véritable Etat fédéral ! Et les contrôles du pouvoir central sont des plus lâches. De 2,2 % en 2009, le déficit cumulé des comptes publics des 17 autonomies du pays devrait grimper à 3,2 % du produit intérieur brut cette année et à 4,2 % l'an prochain… On voit mal comment les intéressées, déjà endettées à hauteur de 86 milliards d'euros, pourront réduire le dérapage de leurs comptes à - 1,1 % en 2013, moyennant les 10 milliards d'euros d'économies « imposées » par le ministère de l'Economie et des Finances dans l'objectif de permettre à l'Espagne de se mettre en règle avec Bruxelles en ramenant le total de ses déficits sous la barre fatidique des 3 %…

Face à la gestion erratique de leur gouvernement durant ces deux dernières années de crise, les Espagnols peuvent s'inquiéter aussi de la capacité de l'opposition, aujourd'hui en tête dans les intentions de vote, à prendre la relève en 2012. Si les scandales immobiliers n'ont épargné aucune formation politique qu'elle soit de gauche, de droite ou nationaliste durant l'âge d'or du BTP, le Parti populaire (PP) se trouve enferré depuis un an dans des affaires de corruption qui viennent d'entraîner la démission de leurs postes électifs de son trésorier et d'un de ses députés. Résultat, alors qu'ils font preuve d'un étonnant calme social malgré la dramatique situation dans laquelle beaucoup se trouvent plongés et qu'ils montrent l'exemple en se serrant la ceinture, les Espagnols de la rue donnent la curieuse impression d'être les seuls à être actuellement à la hauteur des graves circonstances que connaît leur pays.